Le premier Crime Passionnel
par Pierre Philippe.

 


1981, Fontaine des Innocents

 

Le 10 septembre 1982, une sorte de bombe éclata au Théâtre des Bouffes du Nord : la création de " Crime Passionnel ", " opéra pour un homme seul " qu'un an plus tôt Astor Piazzolla et moi-même avions composé et écrit pour Jean Guidoni et que ce dernier avait enregistré, fin 1981.

Sans que l'on sut très bien, alors, pourquoi, un immense bouche-à-oreille avait amené la foule devant les portes du théâtre qui joua à guichets fermés durant tout un mois. " Effet " Piazzolla, bien sûr, bien que la renommée du musicien fut alors loin des sommets où elle culmine aujourd'hui ; et, pour Jean Guidoni, sans doute première moisson d'efforts déployés depuis trois ans pour un répertoire exigeant, efforts qui l'avaient mené du Théâtre en Rond de ses débuts à l'Olympia, en passant par une série d'apparitions remarquables à la télévision, tandis qu'un courant enthousiaste se manifestait dans la presse qui faisait de lui le héraut d'une chanson dégagée de toute contrainte commerciale.

Vu de l'intérieur, comme je le voyais moi-même à ce moment, il se passait aussi quelque chose qui échappait à l'analyse, à la simple logique. Bien sûr, je savais l'excellence - pour ne pas dire le génie - de la musique d'Astor Piazzolla. Bien sûr, j'avais mis le meilleur de moi-même dans les textes de ces douze chansons (mais peut-on dire " chansons ", tant ces morceaux semblaient effectivement être les arias d'un opéra populaire ?). Mais le phénomène se plaçait ailleurs, exactement là où se tenait Jean Guidoni, sur la piste grise des Bouffes, dans cette lumière acérée, dans ce qui ressemblait plus à une cérémonie sacrificielle qu'à un spectacle. Nous avions conscience qu'un petit miracle avait lieu, là, dans la conjonction de nos volontés, sans que nous fîmes un réel effort pour y parvenir. Nous étions dans cet état que l'on nomme " grâce ". Et le public qui venait assister à ce phénomène ne s'y trompait pas : il y assistait dans un silence quasi religieux, réservant pour la fin seule une ovation qui dépassait singulièrement l'accueil que l'on fait aux meilleures prestations et qui était de l'ordre d'un remerciement indicible.

Aujourd'hui, presque vingt ans plus tard, Jean Guidoni va reprendre ce que beaucoup de gens considèrent comme une date dans l'histoire de la chanson en France. Vingt ans ont passé qui ont inscrit ce spectacle au rayon des évènements cultes. Ces chansons sont entrées dans une quasi légende et n'ont apparemment pas cessé de hanter les mémoires et le répertoire de tous ceux qui, depuis, ont brandi le flambeau allumé par Jean Guidoni dans les années quatre-vingt. Quant à la gloire d'Astor Piazzolla, après sa disparition, elle n'a pas cessé de croître et sa musique de trouver tout naturellement une place éminente dans le patrimoine mondial du siècle, aux côtés de celles d'un Gershwin, d'un Ravel ou d'un Chostakovitch. Il est donc bien normal qu'après un retour remarqué, en 1999, avec le spectacle " Fin de Siècle " qui marquait le renouveau de notre collaboration, nous vint l'idée de nous mesurer, Jean Guidoni et moi, à ce grand moment de notre collaboration, à ce feu dont l'intensité illumine encore notre mémoire.

Nous avons changé, sans doute, et Astor ne sera plus là pour s'émouvoir avec nous de l'œuvre qu'inconsciemment nous avions tous trois mise au monde. Mais je suis bien certain que le public, comme au soir du 10 septembre 1982, trouvera sans coup férir le chemin où se célèbrera cet anniversaire et que, silencieux et pénétré de l'âpre plaisir de ce spectacle, il réservera à Jean Guidoni l'accueil que mérite une vie toute entière consacrée à l'art de la chanson dans son expression la plus haute, celle-là même qui présida à la création de " Crime Passionnel "

Pierre Philippe